LES PÈRES DU DESERT
Abba Isaïe
Qui est Abba Isaïe ?
Connu sous les noms d’Isaïe de Gaza, Isaïe de Scété ou Isaïe le Solitaire, le moine Isaïe est d’origine copte, né aux alentours de 400 en Égypte. Il se forme d’abord au désert de Scété (désert égyptien où se retirent les premières générations de moines chrétiens) à l’école d’Abba Poemen, avant de quitter l’Égypte pour la Palestine vers 440.
Selon Zacharie le Scholastique, auteur d’une Vie retraçant l’histoire d’Isaïe, il s’est d’abord installé à Jérusalem, avant de fonder une laure (monastère où les moines vivent en ermites, ne se retrouvant que pour les offices et recevoir un enseignement) à Beth Daltha, à une douzaine de kilomètres de Gaza.
Il la dirigeait par l’intermédiaire de son disciple, Pierre l’Égyptien, qui recevait les nombreux visiteurs venus rencontrer Isaïe et transmettait ses réponses à leurs interrogations.
Dans son récit biographique, Zacharie attribue à Isaïe guérisons de malades et délivrances de possédés, « le cortège habituel de miracles que l’on rencontre dans la vie des moines de ce temps-là », selon Siméon Vailhé (1).
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Isaïe a développé sa doctrine dans son Ascéticon, un recueil de 29 instructions de diverses longueurs, de 2 à 37 pages (2). Il a également eu un rôle important dans la transmission des Apophtegmes des Pères du désert, ces récits et aphorismes qui illustrent la vie spirituelle et les principes ascétiques des Pères du désert.
Son influence a rayonné sur le monachisme de Gaza (dont Barsanuphe et Jean), mais aussi sur le monachisme du Sinaï (Jean Climaque, Grégoire le Sinaïte…) et sur le monachisme syrien. Il propose dans ses recueils ascétiques des conseils très concrets aux novices et aux moines, tant sur leur vie spirituelle que sur la façon de se tenir à table.
« Dans ces recommandations se mêle au code de la politesse la délicatesse de l’amour fraternel, et on remarque combien le souci de la charité fraternelle est central », écrit le père Nicolas Egender, bénédictin de l’abbaye de Chevetogne en Belgique (3).
Il est mort dans le sud de la Palestine après avoir, selon Pierre l’Égyptien, bénéficié d’une vision de saint Jean Baptiste. Ses biographes ne sont pas tous d’accord sur la date de sa mort, qui aurait eu lieu entre 488 et 491.
Dans quel contexte a-t-il vécu ?
C’est à partir du IVe siècle, et surtout après les remous liés au concile de Chalcédoine (en 451), que la vie monastique s’est fortement développée dans la région de Gaza. À l’époque, Gaza est encore, avec Athènes et Alexandrie, une forteresse de la culture païenne du monde grec.
Mais cette ville est aussi célèbre pour son école de sophistes devenue chrétienne, d’où sortent l’évêque Aenéas, le rhéteur Chorikios ou encore le théologien Procope. La région, située le long de la Méditerranée, est alors un carrefour où se retrouvent des chercheurs de Dieu venus du nord (Antioche, Beyrouth) et du sud (Égypte, Sinaï), souvent par le biais de Jérusalem.
Depuis saint Hilarion au IVe siècle, jusqu’à Dorothée au seuil de l’invasion arabe, dernier représentant de cette lignée monastique, Gaza connaît ainsi la construction d’églises grandioses ainsi qu’une certaine floraison monastique.
Abba Isaïe est toujours resté marqué par le monachisme égyptien. Selon le père Egender, Gaza « a gardé la spontanéité originelle de Scété », ce qui en a fait un monachisme « ouvert, où le père spirituel, souvent cloîtré, exerce son ministère charismatique par l’intermédiaire d’un disciple, mais où la structure cénobitique (vie monastique en communauté, NDLR) n’est pas absente ».
Ce monachisme palestinien suppose « une symbiose entre la ville avec ses lieux saints et le désert ». « Patrimoine de l’Église indivise, le monachisme palestinien se caractérise (…) par l’hospitalité, par un climat de confiance, et il ouvre les voies de l’unité », écrit Marie-Anne Vannier (4).
Que nous disent aujourd’hui ses conseils spirituels ?
Une « spiritualité du cœur » est souvent attribuée à Isaïe. « On trouve 243 fois le mot ”cœur” dans ses conférences, note le père Egender.
On le trouve notamment sous la forme grecque eusplagchnia, qu’on traduit souvent par tendresse, et qui veut dire “être capable d’une émotion qui saisit tout l’être”, “être pris par les tripes”. » Cette spiritualité du cœur est pour Isaïe le secret d’une vie réussie.
Elle implique que l’autre, quel qu’il soit, ne m’est pas indifférent, et que je suis là pour lui. Elle peut permettre de mieux vivre en couple, en famille, et en société.
Les écrits ascétiques d’Isaïe sont aussi une source en ce qui concerne la maîtrise de soi. « Il invite à se tenir en laisse dans la liberté, à se contenir vers une harmonie, explique le père Egender. Il ne s’agit pas seulement d’ascèse personnelle, mais c’est tout un style de vie qui mêle charité, joie, paix, longanimité, affabilité, bonté, fidélité, douceur, et maîtrise de soi. Quel message ! »
Enfin, Abba Isaïe invite, par la prière et la fréquentation de la Bible, à chercher à connaître le vrai visage de Dieu, toujours à rectifier et à corriger, pour en faire une référence.
« Qui n’en a pas tourne en rond autour de lui-même », analyse Nicolas Egender. Mieux vaut donc, pour Isaïe, se décentrer de soi-même pour se recentrer sur Dieu. En approfondissant, par la lecture de la Parole de Dieu, l’intimité avec le Christ, les hommes peuvent ainsi découvrir le lien étroit entre leur piété et la vie fraternelle où prime l’amour.
« Tant que nous sommes vaincus par les passions, la colère, la jalousie, le respect humain, la vaine gloire, la haine (…), nous sommes loin de Dieu, où est alors l’union avec Dieu ? », s’interroge-t-il dans son Ascéticon.
Clémence Houdaille
La Croix
(1) Revue des études byzantines, année 1906. (2) La version syriaque de ce texte, qui n’a été que partiellement conservé dans l’original grec, est traduite en français aux Éditions de l’abbaye Notre-Dame de Bellefontaine. (3) Moines de Palestine. Portraits spirituels, de Nicolas Egender, Artège, 2016, 170 p., 15 €. (4) Préface de l’ouvrage de Nicolas Egender.
Un manuel pour les novices
Le recueil d’Isaïe met l’accent sur la formation des novices ; il va donc insister longuement sur les observances monastiques, les préceptes fondamentaux, les tentations les plus habituelles auxquelles seront confrontés les jeunes moines. C’est ainsi que l’œuvre fourmille de détails concrets, qui donnent un aspect humain et accessible à la doctrine de leur auteur. Sachant qu’il a affaire à des débutants, encore facilement sujets au découragement, Isaïe témoigne aussi d’une certitude : la victoire est acquise, dans le Christ, a celui qui fait preuve de bonne volonté et ne refuse pas le combat.
Faisons donc ce que nous pouvons, et la puissance de Notre Seigneur Jésus-Christ est grande pour secourir notre faiblesse. Il sait en effet que l’homme est misérable, et il lui donne la pénitence tant qu’il est dans son corps, jusqu’à son dernier souffle. Que ta pensée soit donc unie à Dieu afin qu’il te garde. Logos 16
Bien qu’un certain cadre communautaire existe dans la vie des disciples d’Isaïe : repas en commun, synaxe hebdomadaire, voire exceptionnellement certains travaux à exécuter ensemble, c’est la cellule qui reste le lieu habituel du moine.
On y recherche l’hèsychia, paix du cœur en présence de Dieu, fruit de l’impassibilité, elle-même fruit d’un combat persévérant contre soi-même, mais qui attend tout de Dieu seul. Comment atteindre l’hèsychia ? Au-delà des nombreuses pratiques recommandées par l’auteur, cela demeure son souci fondamental et l’objet principal de son enseignement. C’est d’ailleurs de la qualité de la vie en cellule que jaillira la charité fraternelle, si importante à ses yeux.
Vous qui voulez demeurer avec moi, écoutez au nom de Dieu, et que chacun séparément se tienne assis en sa cellule dans la crainte de Dieu ; ne méprisez pas votre travail manuel à cause du commandement de Dieu ; ne perdez pas le souci de votre méditation et de la prière continuelle ; et gardez votre cœur des pensées étrangères pour n’avoir pas l’esprit occupé d’un homme ou d’une affaire de ce monde, mais examinez constamment en quoi vous trébuchez, et efforcez-vous de vous corriger, appelant Dieu à votre secours dans la peine du cœur, les larmes et la mortification afin qu’il vous pardonne et vous garde par la suite de retomber dans les mêmes péchés. […]
En dehors d’une grande nécessité, ne dites jamais rien à table ni à la synaxe. […] Quand vous sortez pour travailler, ne parlez jamais inutilement, et n’ayez jamais de familiarité, mais que chacun, dans la crainte de Dieu, reste attentif en secret à lui-même, à son travail manuel, à sa méditation et à son âme. […] Ne vous querellez jamais entre vous et ne médisez de personne, ne jugez personne, ne méprisez personne de bouche ou de cœur, ne murmurez contre personne, que jamais un mensonge ne sorte de votre bouche. Ne désirez ni dire ni entendre ce qui ne vous est pas utile. Ne tolérez pas de malice dans votre cœur, ni de haine ni de jalousie contre le prochain. Logos 1
La conversion
Isaïe insiste beaucoup sur l’incapacité de l’homme à atteindre la conversion par lui-même ; il faut avant tout reconnaître son indignité, sa faiblesse, et crier vers Dieu pour obtenir son aide. Les pages du recueil sont ainsi pleines de ces cris, de ces confessions de la faiblesse humaine : « Malheur à nous ! », s’écrie-t-il de façon répétée au long du logos 29, s’appliquant dans tous les détails de sa vie la condamnation que le Sauveur prononce contre les pharisiens. Il s’agit de fuir les mauvaises pensées (vaine gloire, colère, lâcheté, tristesse, rancune…), et pour cela de savoir les repérer, accepter humblement d’en être le sujet : c’est tout le travail de la vigilance, qui doit déboucher sur la componction, regret poignant d’avoir offensé Dieu, qui n’a rien de désespéré, mais débouche au contraire sur une confiance inébranlable en la miséricorde, seule capable de relever l’homme déchu.
La médiation des fins dernières joue aussi un rôle important. Cela sera le premier pas vers la prière continuelle, qui est le but de la vie solitaire. On doit se considérer comme un malade, comme un condamné, et « mener le deuil » (= « tristesse selon Dieu »), « se jeter devant Dieu ». Humilité, pénitence, crainte de Dieu, retraite dans la cellule, détachement, persévérance dans la prière, charité, retranchement de la volonté propre, feront alors recouvrer la santé spirituelle.
L’esprit a toujours besoin de ces quatre vertus : prier Dieu en se prosternant sans cesse, se jeter devant Dieu, être sans préoccupation envers tout homme pour ne pas le juger, rester sourd à ce que disent les passions. Logos 7
Cette humilité, faite en sa racine d’une défiance radicale de soi, de son péché, fait du moine un homme de paix, ennemi de toute rivalité ou dispute, qui renonce de manière habituelle à sa volonté propre pour se soumettre au joug de l’obéissance. Et ce détachement vis-à-vis des pensées mauvaises doit s’épanouir dans la vie fraternelle en détachement vis-à-vis du péché et de tout ce qui pourrait contrister les frères. Isaïe insiste avec un accent qui lui est propre sur la délicatesse de ces relations quotidiennes, l’attention aux autres, la courtoisie et même la simple politesse, qu’on est en droit d’attendre du moine vraiment humble ; cela contribue beaucoup à l’impression d’humanité et d’équilibre que dégage le Recueil, pour qui l’ascèse solitaire n’est jamais une fin en soi : c’est le cœur qui doit être converti, et la conversion doit rendre le moine plus humain, plus abordable, plus simple ; c’est avec toute sa tendresse d’homme qu’il va aimer le Christ, et tous ses frères.
Aimons tous nos frères, n’ayant de haine pour aucun d’eux en notre cœur et ne rendant le mal à personne, car cela nous gardera de la jalousie, lorsqu’elle sortira à notre rencontre. Aimons l’humilité en tout, supportant la parole du prochain même s’il nous blesse ou nous insulte, et elle nous gardera de l’orgueil lorsqu’il sortira à notre rencontre. Logos 16
Union au Christ Sauveur
Comme nous l’avons mentionné, le Recueil aborde peu les questions de théologie, qui restent sous-entendues ; mais il reste absolument clair pour Isaïe que c’est le Christ le Sauveur, dont les mystères sont médités inlassablement, qui va faire passer du péché à l’amour. C’est en le suivant, en l’imitant, en portant sa croix à sa suite, qu’on parvient à répondre à sa vocation.
Telle est l’âme : après le saint baptême, l’ennemi l’a dominée de nouveau, il l’a humiliée dans tous ses honteux artifices, il a renversé l’effigie du roi et établi la sienne avec ses lois, l’a portée à s’occuper de ce siècle, l’a persuadée de commettre l’impiété sans scrupule, et il a fait d’elle ce qu’il voulait. Mais enfin la bonté du saint et grand roi Jésus a envoyé la pénitence, et l’âme s’est réjouie ; la pénitence lui a ouvert, et le grand roi le Christ est entré, a fait périr son ennemi, a anéanti son effigie et ses lois impies, et, la rendant libre, il y a érigé sa sainte effigie lui a donné de saintes lois et a appris à toutes ses facultés à combattre, et dès lors il prend son repos dans cette âme parce qu’elle est devenue sienne. C’est ce qui arrive grâce à Dieu Logos 25
Quant à la vie mystique à laquelle conduit l’ascèse détaillée dans le recueil, elle n’est qu’évoquée très sobrement : ce n’est pas le propos. Mais on peut la deviner en filigrane, aux allusions à la joie profonde de celui qui a parcouru la route jusqu’au bout, et à la confiance absolue en la miséricorde dont fait preuve Isaïe, bien persuadée que la victoire n’est jamais l’œuvre de l’homme, mais qu’elle est acquise à celui qui s’en remet humblement au Sauveur, jusqu’à lui laisser la direction de son cœur, et de sa vie entière.
Ceux qui ont été jugés dignes de devenir un avec le Seigneur ne sont plus divisés. Ce sont eux qui prient Dieu en toute pureté, ceux qui bénissent Dieu d’un cœur saint, ceux que Dieu illumine, ce sont les véritables adorateurs que Dieu recherche, ceux dont il dit : « J’habiterai en eux et je marcherai en eux Logos 25
Ceux qui aiment Jésus espèrent en lui et l’ont pour saint fiancé ; et leur âme devient une fiancée ornée de toute vertu et possédant son saint miroir, selon la parole de l’Apôtre : « Et nous, le visage découvert, nous réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurés en cette même image de gloire en gloire comme par l’Esprit du Seigneur. » […] Et toutes les puissances des cieux l’admireront à cause de la pureté que lui a donné la pénitence, qui en fait un seul corps avec lui, et elles diront : « Quelle est celle-ci qui monte toute blanche, appuyée sur son frère ?
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