Tradition monastique

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L'obéissance,

Mère Hannah Van Quakebeke OSB

de Loppem (Belgique)


12 juin 2023


Obéissance et liberté


Je voudrais commencer notre réflexion avec deux petites perles de la littérature monastique :

“Il n’y a rien que Dieu demande autant aux novices dans la vie spirituelle que l’obéissance” (Vit. Patr. V, 14,15).

“Si tu vis dans une communauté, tu dois préférer l’obéissance à l’ascèse : l’ascèse enseigne l’orgueil, l’obéissance l’humilité” (Vit. Patr. V 14,9).

Dès le début du Prologue, saint Benoît met au clair que c’est par l’obéissance, dite laborieuse, qu’on revient à Dieu : “Ainsi tu reviendras, par ton obéissance laborieuse, à celui dont tu t’étais éloigné par ta désobéissance paresseuse” (RB, Prologue, 2).

Trois oppositions :

obéissance désobéissance

laborieuse paresseuse

revenir éloigner

L’obéissance à Dieu, il est évident, n’est pas à voir comme une vertu morale, mais est à comprendre dans sa dimension théologale, c’est-à-dire liée à la foi.

L’obéissance bénédictine a une dimension théologale parce qu’elle implique une référence à Dieu qui s’est révélé dans le Christ qui a été obéissant jusqu’à la mort.

“Le troisième degré d’humilité est que, pour l’amour de Dieu, on se soumette au supérieur en toute obéissance, imitant le Seigneur, dont l’Apôtre dit : ‘S’étant fait obéissant jusqu’à la mort’” (RB 7,34).

“Ces hommes-là, certes imitent la maxime du Seigneur, dans laquelle il dit : ‘Je ne suis pas venu faire ma volonté, mais celle de celui qui m’a envoyé’” (RB 5,13).

Et dans la foi, c’est l’Abbé qui est le représentant du Christ dans la communauté. Donc, quand on écoute l’Abbé, on écoute Dieu :

“L’obéissance prêtée aux supérieurs, c’est à Dieu qu’elle s’adresse, puisqu’il a dit lui-même : ‘Qui vous écoute, m’écoute’” (RB 5,15).

Dans ce chapitre de l’obéissance, saint Benoît cite même deux fois ce verset de l’Évangile de saint Luc (Cf. RB 5,6.15).

En latin, le sens de oboedientia/ob-audire est explicitement lié à l’écoute. En paraphrasant, «obéir» veut donc dire «tendre l’oreille» – ce qui apparaît littéralement dans le premier verset de notre sainte Règle : “Écoute, ô mon fils, ces préceptes de ton maître, et tends l’oreille de ton cœur. Cette instruction de ton père qui t’aime, reçois-la cordialement et mets-la en pratique effectivement” (RB, Prologue, 1).

La vraie obéissance de la foi suppose au départ l’écoute : “Écoute, ô mon fils...” (RB, Prologue, 1).

Avec le mot “Obsculta”, la spiritualité de la Règle est caractérisée dès le début. Il indique la priorité de la réceptivité sur l’activité et celle de la parole sur l’image. Il dit qu’il est plus important d’écouter que de voir. Dans la Règle comme dans l’Écriture sainte, les catégories de l’écoute sont prédominantes. Qu’il s’agisse de Dieu et de sa parole, des hommes et des circonstances, il faut toujours écouter. Écouter Dieu, écouter l’abbé, écouter ses frères : c’est une disposition fondamentale de l’âme pour saint Benoît. Et on ne peut le faire qu’avec le cœur. Que ce premier mot de la Règle soit suivi quasi immédiatement par “et inclina aurem cordis tui”/“et tends l’oreille de ton cœur”, suggère également dès le début ce que saint Benoît a en vue. L’écoute avec le cœur va plus loin que l’écoute par les oreilles. Saint Benoît ne demande pas une écoute superficielle, mais une écoute qui mène à la conversion, une écoute qui permette de revenir à Celui dont on s’était éloigné par la désobéissance paresseuse (Cf. RB, Prologue,2). Cette idée est fortifiée par le mot “inclina”. Quand on s’incline, on se concentre vers une direction, car on ne peut pas s’incliner en même temps vers deux directions. Cela veut dire qu’il faut choisir et exclure les autres directions.

L’“obsculta” implique ensuite l’obéissance, car ce premier verset de la Règle, qui commençait par “écoute”, finit peu après par “...et mets-la en pratique effectivement”. Nous entendons résonner ici l’“écoute” des premiers livres de la Bible qui implique l’observance de la loi et l’accomplissement des commandements du Seigneur. Nous entendons également résonner les exhortations des livres sapientiaux et des prophètes. C’est dans ce sens biblique que le mot “écoute” doit être compris. Il désigne une attitude globale qui comprend l’obéissance. Rappelons-nous le grand appel au peuple hébreu : “Écoute, Israël...” (Deut.5,1), où “shèma” signifie aussi bien écouter qu’obéir.

En réalité la Parole de Dieu s’exprime dans toutes les situations, bien qu’il y ait des manifestations privilégiées comme par exemple celles de l’Église, des sacrements, de la liturgie, et, dans la tradition bénédictine : l’obéissance. C’est pourquoi il faut écouter avec le cœur, comme l’indique aussi le psaume 94,8 cité un peu plus loin dans le Prologue : “Hodie si vocem eius audieritis, nolite obdurare corda vestra”/“Aujourd’hui, si vous entendez sa voix, n’endurcissez pas vos cœurs” (RB, Prologue, 10).

L’obéissance est donc le principal chemin de vie pour revenir à Dieu (RB, Prologue, 2), l’arme très puissante et glorieuse pour servir le Seigneur Christ – en abandonnant sa propre volonté (RB, Prologue, 3).

De l’Abbé Pinufe on dit qu’il “ne chercha point la solitude du désert ni la tranquillité de vivre seul où l’on voit parfois se jeter, avec une orgueilleuse présomption, des moines imparfaits, qui ne veulent plus porter le labeur de l’obéissance parmi les cénobites ; mais il choisit le joug de la vie commune” (Cassianus, Conférences XX,1).

En effet, les cénobites sont ceux qui “vivent en monastères et servent sous une règle et un abbé” (RB 1,2).


21 juin


Obéissance à la Règle et à l’Abbé


Il y a, dans la Règle de saint Benoît, deux grands principes d’autorité qui correspondent à l’obéissance : la Règle et l’Abbé. Le terme «auctoritas» n’est pourtant jamais attribué à l’Abbé. Saint Benoît l’attribue deux fois à la Bible et une fois à la Règle. En effet, “Tous [donc aussi l’Abbé] suivront en tout la règle comme leur maîtresse, et nul [donc pas non plus l’Abbé] n’aura la témérité de s’en écarter” (RB 3,7). C’est le noyau du troisième chapitre sur l’appel des frères en conseil. Aussi dans la définition des cénobites la Règle précède l’Abbé : “Ils servent sous une règle (1) et un abbé (2)” (RB 1,2).

La vraie autorité repose sur la Règle et l’Écriture sainte – c’est pourquoi l’Abbé doit “être savant dans la loi divine” (RB 64,9). Il doit donc être un homme de «lectio divina».

C’est sur cet arrière-fond qu’il est “représentant du Christ” (RB 2,2). Son pouvoir n’est aucunement illimité :

  • il doit obéir en tout à la Règle
  • son élection revient à la communauté
  • la Règle connaît aussi le principe de la délégation :

le prieur (RB 65)

les doyens (RB 21)

le conseil des frères (RB 3)

etc.

Qualité de l’obéissance

Il est clair, une bonne et saine obéissance monastique n’a rien à voir avec une soumission aveugle et encore moins avec une dépendance de la personne qui exerce l’autorité. À présent, il faut être très vigilant à cela, car quelquefois on reçoit, dans nos monastères, des jeunes – ou moins jeunes – qui sont en grande confusion et qui, souvent inconsciemment, «préfèrent» la soumission aveugle pour se débarrasser de la responsabilité propre. Or la vraie obéissance ne nous dispense pas du tout de la propre responsabilité. Déjà Perfectae Caritatis 14 (Décret sur la rénovation et l’adaptation de la vie religieuse du Concile Vatican II) parlait d’une “obéissance responsable et active”.

Obéissance libre et consciente

Dans une perspective psychologique, la liberté intérieure est une condition indispensable à l’obéissance responsable. Le psychologue allemand Görres (+ 1996) disait que pour être vraiment libre, il faut vivre une forme d’obéissance. La liberté sans obéissance n’est pas une liberté mais un (être) arbitraire, tandis que l’obéissance sans liberté n’est pas une obéissance mais une absurdité.

Dans la Règle de saint Benoît, il n’y a jamais explicitement question de la liberté. Évidemment, la réponse à l’invitation initiale – “Quel est l’homme qui veut la vie et désire voir des jours heureux ? ” (RB, Prologue, 15) – est libre. Aussi la procédure pour entrer au monastère, dans la RB 58, prévoit – à plusieurs reprises – la liberté de s’en aller (RB 58,10)

Dans le Robert nous trouvons la définition suivante à côté du terme «liberté» : “L’état de celui qui ne subit pas de contrainte”. Il suffit cependant de moins d’une seconde pour comprendre qu’une telle perspective n’est qu’une pure utopie.

Mais il ne faut pas oublier que la liberté n’est pas d’abord une valeur «républicaine», mais une donnée évangélique !!!

“Vous avez été appelés à la liberté” (Gal 5,13).

“Car le Seigneur, c’est l’Esprit, et où est l’Esprit du Seigneur, là est la liberté” (2 Cor.3,17).

“Si vous demeurez dans ma parole, vous êtes vraiment mes disciples, et vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera” (Jn 8,31-32).

Et à la veille de sa passion, Jésus lui-même nous a enseigné le sens profond de la liberté et de l’obéissance en disant : “C’est pour cela que le Père m’aime, parce que je donne ma vie, pour la reprendre. Personne ne me l’enlève ; mais je la donne de moi-même” (Jn 10,18).

Il est évident que la liberté est le résultat d’un chemin, d’un processus. L’acquisition de la liberté est une donnée constitutive de la personne. C’est pourquoi, la liberté, comme d’ailleurs l’être humain, est toujours en devenir. C’est donc un don qui, à chaque instant, doit être accueilli et mis en acte.

L’idée de devoir se soumettre pour être mieux soi-même apparaît d’abord comme une contradiction. Le propre de l’adulte dans sa liberté est en effet de pouvoir décider par soi- même, de mener sa vie par soi-même.

"Vie monastique et enjeux contemporains"

Fr. Jean-Pierre Longeat


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