Par Adalberto PIOVANO, osb
Introduction : rester seul ou être avec les autres ?
En général, les titres d’une intervention ou d’une conférence donnent une orientation : ils cherchent à toucher l’auditoire, tout en laissant libre l’intervenant. Il y a là un risque certain : l’auditoire, face au titre quelque peu captivant ou ambigu, s’imagine ou bien s’attend à ce que l’auteur aborde un argument précis, et reste ensuite déçu de la liberté avec laquelle le thème a été abordé, et qui va jusqu’à en diluer le contenu.
Il n’en ira pas ainsi pour nous. Le titre ne nous laisse pas d’échappatoire : il cible bien le thème, ce qui est un avantage pour le conférencier ; cela lui impose des choix et des limites, et, par conséquent, cela lui évite le danger et la prétention de vouloir s’étendre sans aucune balise sur un sujet trop vaste. Le thème qui m’a été proposé est clair : les relations fraternelles. On ne m’a pas demandé une présentation du sens ou du développement de l’idée de communauté dans le monachisme cénobitique, de sa dimension théologique et spirituelle, ni les structures qui caractérisent la vie commune dans la forme de vie monastique. Et on n’a pas demandé non plus, en un certain sens, une analyse du type de relations entre l’abbé, la communauté et les frères, ou bien la relation entre père et fils spirituel. Ce sont des aspects très importants dans l’expérience monastique, mais ils ne sont pas directement soulignés dans l’expression « relations fraternelles ». Ce qui doit être traité est plutôt la qualité et l’entrelacement des relations entre les frères dans l’ordinaire d’une vie en commun, les peines et les obstacles qui touchent ces relations dans une forme de vie caractérisée par un partage stable en un même lieu, soumis à un temps rythmé et conditionné par différentes structures ou valeurs (règle, vœux monastiques, us, etc.).
Le titre nous offre, en outre, deux perspectives à travers lesquelles nous pourrons considérer les relations fraternelles dans une communauté monastique. Les relations fraternelles sont un art, et comme tout art, elles exigent un apprentissage long et patient dans un lieu qui en favorisera la maturation (l’« école du service du Seigneur »), avec des instruments adaptés, aidés par des « canons » ou des modèles, qui permettent de façonner un style et qui stimulent une créativité personnelle qui restera unique. On pourrait encore récrire dans cette perspective, le chapitre 4 de la Règle, en lui donnant ce titre :« Les instruments de l’art des relations fraternelles. »
Pour apprendre un art, il faut des maîtres qui sachent communiquer une sagesse, des secrets, une expérience. L’art des relations fraternelles s’apprend dans un contexte vivant, qui est le quotidien d’une communauté de frères capables de se situer l’un devant l’autre dans le cadre de relations mûres, humainement et spirituellement. Ces frères, cependant, ne sont pas seulement ceux qui sont à nos côtés, mais également ceux qui nous ont précédés sur le chemin mo- nastique. C’est ici qu’apparaît l’autre perspective offerte par le titre : se mettre à l’écoute de la tradition monastique. De l’expérience des anciens moines, représentée dans les textes que la tradition nous a transmis, il nous semble parfois percevoir une distance avec ce que nous vivons aujourd’hui, avec notre sensibilité, avec la manière dont nous vivons les relations. Certes, les anciens moines vivaient dans un contexte où les relations étaient vécues de façon différente des nôtres. Mais, si l’on se met attentivement à l’écoute de leur expérience, qui est à la fois humaine et spirituelle, on découvrira une sagesse et un discernement encore valables de nos jours, en tant qu’enracinés dans un terrain, le terrain monastique, qui conserve certaines constantes présentes à chaque époque. L’expérience monastique que nous prendrons comme arrière-plan sera celle qui se reflète dans la règle de saint Benoît, mais relue à la lumière de la tradition plus vaste, orientale et occidentale, du premier millénaire.
Prenons comme point de départ trois textes de la tradition monastique. Ils vont nous introduire à notre thème en nous présentant la valeur des relations fraternelles sous un angle particulier : celui d’une comparaison avec une autre forme de vie monastique, la vie du solitaire ou de l’ermite.
Premier texte : les Pères du désert
Le premier texte est une sentence des Pères du désert, la réponse d’un Ancien à un jeune moine qui peine à gérer les relations fraternelles :
Un frère demanda à l’abbé Matoès : « Que dois-je faire ? Car ma langue me tourmente, et quand je vais parmi les hommes, je ne puis la maîtriser, mais je les condamne en toute œuvre bonne qu’ils font et je les blâme. Que dois-je donc faire ? » Le vieillard lui répondit : « Si tu ne peux te retenir, fuis dans la solitude, car c’est une infirmité. Or celui qui demeure avec des frères ne doit pas être anguleux mais sphérique pour rouler au gré de tous. » Et il ajouta : « Ce n’est pas par vertu que je reste dans la solitude, mais par faiblesse ; ce sont en effet des forts, ceux qui vont au milieu des hommes. »
Nous pouvons admirer l’honnêteté et l’humilité de l’Ancien ; nous devons également reconnaître que choisir la solitude parce qu’on ne sait pas vivre avec les autres peut être une solution réaliste, mais certainement pas idéale. Quoi qu’il en soit, les paroles de l’Ancien montrent une grande estime pour ceux qui savent vivre avec les autres : « Ce sont en effet des forts, ceux qui vont au milieu des hommes. » Et l’on doit reconnaître que les moines du désert, bien qu’accordant souvent la primauté à la vie anachorétique (certainement pas par faiblesse, mais par un besoin radical de chercher une union plus intime avec Dieu), accordaient une grande place aux relations fraternelles à l’intérieur de leur vie. « On ne peut pas être sauvé autrement que par le prochain, selon le commandement : Pardonnez et il vous sera pardonné », affirme le Pseudo-Macaire. De la manière dont le moine entre en relation avec les frères, dont il agit en- vers eux, dont il sait accueillir de leur part les injustices, dont il sait supporter leurs fragilités, etc., dépendent toute sa vie, tout progrès spirituel et surtout sa relation avec Dieu. D’après une de ses sentences, on peut constater à quel point Jean Colobos en est convaincu :
L’abbé Jean Colobos disait : Il est impossible de construire la maison de haut en bas, mais il faut partir du fondement pour aller jusqu’au faîte. On lui dit : Que veut dire cette parole ? Il répondit : Le fonde- ment, c’est le prochain à gagner, et il doit être premier, car c’est à lui que sont suspendus tous les commandements du Christ.
Selon les Pères, « la vie monastique, en tant que vie humaine et que vie chrétienne, n’admet aucun raccourci ni voie préférentielle pour rejoindre Dieu : on ne peut non seulement « sauver », mais faire progresser sa propre vie qu’avec celle des autres, et la prière et la vie spirituelle ne peuvent jamais être conçues comme une fuite du prochain. Les Pères affirment avec beaucoup de sagesse que, s’il est vrai que la moitié de la vie monastique est de demeurer dans la cellule, l’autre moitié est de rencontrer les frères. »
L’abbé Matoès offre un autre critère pour vérifier la qualité des relations fraternelles, critère qui peut se transformer en simple demande pour qui vit en communauté : « Suis-je sphérique, ou suis- je anguleux ? » L’Ancien se souvient : une sphère roule vers tout le monde, à peine la pose-t-on par terre qu’elle bouge aussitôt et peut aller dans toutes les directions. Un objet anguleux avance avec peine, se cogne et produit des dégâts, peut blesser. De par sa forme, la sphère ne cache aucun côté, tout est homogène et visible. Un cube montre seulement une face de sa forme, en cachant une autre. On peut tenir facilement une sphère en mains, un objet avec autant d’angulosités doit être manipulé avec précaution pour éviter de se blesser. Suis-je sphérique ou anguleux ? On peut être sphérique ou anguleux par structure humaine ou par caractère, mais un objet anguleux peut perdre son angulosité, il peut la réduire s’il se laisse heurter et émousser par les autres. C’est là aussi que se situent les efforts dans les relations fraternelles. Saint Jean Climaque l’exprime de façon très réaliste quand il écrit :
Une pierre anguleuse et dure perd toutes ses aspérités et sa rudesse quand elle se heurte et se cogne à d’autres pierres, et elle devient ronde. De même, quand une âme anguleuse et dure se trouve mêlée à une foule d’hommes rudes et irascibles et doit vivre avec eux, elle est placée devant cette alternative : ou bien guérir ses propres blessures par la patience, ou se retirer ; dans ce cas, sa lâche dérobade lui fera pleinement connaître sa propre faiblesse, comme dans un miroir.
Deuxième texte : les Grandes Règles de saint Basile
Un second texte va nous transmettre la parole d’un cénobite con- vaincu, en la personne de Basile de Césarée. Dans ses Grandes Règles, Basile donne une réponse très articulée à une question relative au choix de vivre seul ou de « se joindre à ceux qui ont un même désir de plaire à Dieu ». Citons ici simplement quelques passages de la réponse de Basile :
Ceux qui poursuivent un but identique trouvent à vivre ensemble, j’en suis sûr, une foule d’avantages. Tout d’abord, aucun de nous ne se suffit à lui-même quant aux besoins matériels, et nous avons besoin les uns des autres pour subvenir à nos nécessités […] Le précepte du Christ sur la charité ne permet d’ailleurs pas que l’on se préoccupe uniquement de soi : « Car la charité, est-il dit, ne cherche pas ses propres intérêts. » […]
En second lieu, le solitaire connaîtra difficilement ses fautes, car il n’aura personne pour les lui montrer, ni pour le corriger avec douceur et compassion […] Or voilà ce que ne pourra trouver le solitaire, s’il ne vit d’abord avec d’autres. Il lui arrivera donc ce que dit l’Ecclésiaste (4, 10) : « Malheur à celui qui est seul, parce que lorsqu’il tombera, il n’aura personne pour le relever. » […]
Puisque […] nous n’entrons dans la construction d’un corps unique dans l’Esprit-Saint, que par la concorde, si donc chacun d’entre nous choisit la solitude, sans servir l’utilité commune selon ce qui est agréable à Dieu, mais satisfait son bon plaisir, comment pourrions- nous, ainsi, déchirés et divisés, conserver la réciprocité et le service mutuel des membres ou la soumission à notre tête qui est le Christ ?
Après avoir fait la liste des avantages de la vie commune et des dangers de la vie solitaire, il conclut ainsi :
Le champ du combat, la voie assurée du progrès, un entraînement continuel, la pratique assidue des commandements du Seigneur, voilà ce qu’est aussi une communauté de frères. Elle tend à la gloire de Dieu selon le précepte de Notre Seigneur Jésus Christ : « Que votre clarté apparaisse devant les hommes, afin que ceux-ci voient vos bonnes œuvres et glorifient votre Père qui est dans les cieux. » Elle garde enfin ce trait spécial aux saints dont l’histoire est rapportée dans les Actes et dont il est dit : « Tous ceux qui avaient la foi vivaient ensemble et possédaient tout en commun », et encore : « La masse des fidèles n’avait qu’un cœur et une âme, et nul n’appelait sien ce qu’il possédait, mais tout était à tous. »
Basile se montre assez critique à l’égard de la vie solitaire : elle n’offre pas cette possibilité de maturation que la vie commune peut transmettre. Partager la vie avec d’autres frères est un besoin qui s’enracine sur la structure même de l’homme qui, de fait, n’est pas autosuffisant : cela permet la correction fraternelle, évitant l’illusion spirituelle de qui ne prend pas conscience de ses propres fautes ; cela participe de l’édification du corps ecclésial par le moyen du service réciproque. De toutes ces possibilités de croissance humaine et spirituelle, définie comme une « voie sûre de progrès, un exercice continuel et une méditation ininterrompue des commandements du Seigneur », le solitaire est privé, même si Basile admet que vivre ensemble avec des frères reste cependant toujours « un stade où il faut combattre ».
Troisième texte : la règle de saint Benoît
L’image qui compare la vie communautaire et les relations fraternelles à la lutte apparaît aussi dans le troisième texte. Il s’agit d’un passage du premier chapitre de la règle de saint Benoît (1, 3-5). Dans une comparaison entre la vie cénobitique et la vie solitaire, Benoît présente une perspective plus positive par rapport aux ermites, et il souligne même une continuité entre les deux styles de vie, montrant comment la vie en commun, par le creuset des relations fraternelles, fortifie le moine en le préparant à une solitude authentique.
La seconde espèce [de moines] est celle des anachorètes, autrement dit, des ermites. Ce n’est pas dans la ferveur récente de la vie religieuse, mais dans l’épreuve prolongée d’un monastère (monasterii probatione diuturna), qu’ils ont appris à combattre le diable, instruits qu’ils sont désormais grâce à l’aide de beaucoup (multorum solacio) et, bien formés dans l’armée fraternelle (bene extructi fraterna ex acie) pour le combat singulier du désert, ils sont désormais capables de combattre avec assurance les vices de la chair et des pensées, sans l’encouragement d’autrui (sine consolatione alterius), par leur seule main et leur seul bras avec l’aide de Dieu.
Benoît, dans ce passage de sa règle, parle avec beaucoup d’estime de la vie érémitique. Elle est vue comme un achèvement de la vie communautaire, comme le passage à une étape supérieure. Il semble que Benoît se montre réellement ouvert à cette proposition, surtout en harmonie avec la liberté de l’Esprit. Cela est vrai, mais jusqu’à un certain point seulement. À considérer la manière dont il parle de la vie érémitique, il semble la considérer, sous sa forme authentique, comme une exception et surtout comme une maturation de la vie cénobitique. Au fond, ce qui apporte la garantie d’une authentique vie érémitique est la capacité de vivre avec des frères, et de laisser ce creuset purifier une vie et un cœur si radicalement qu’un chemine- ment de solitude devienne possible.
Il ne s’agit pas ici de faire une évaluation de la vie érémitique. Il me semble, au contraire, intéressant de noter qu’elle est mise en rapport dialectique et positif avec la vie cénobitique. Si celui qui choisit la solitude est reconnu assez mûr pour lutter seul « contre les vices de la chair et des pensées » « avec l’aide de Dieu et sans le
soutien des frères », le lieu où se produit cette lente maturation est justement la vie commune. Et on peut mettre en évidence deux lieux pédagogiques, dans lesquels on s’exerce, jour après jour – à la « ferveur du débutant » est opposée l’« épreuve prolongée » – : d’abord le soutien, l’encouragement des frères ; et puis, la vie commune dans ses deux dimensions quotidiennes d’efforts et d’engagement (« ex acie fraterna »). Nous pouvons dire que ces deux lieux ne sont pas seulement des dons que la vie commune met à la disposition des frères pour une maturation personnelle, humaine et spirituelle, mais encore deux signes de la qualité des relations et de la communion entre les frères. Vivre les efforts quotidiens et le combat spirituel en se sachant soutenu par les frères de tant de manières, et se laisser façonner dans le creuset de la vie commune (sans fuir ni se fermer) est une garantie d’authentique communion.
On pourrait compléter ce texte de la Règle par une brève réflexion d’Isaac de Ninive sur la relation entre vie communautaire et vie solitaire :
Il ne convient pas qu’à celui dont c’est la mesure, et qui possède une forte aspiration vers Dieu, qu’une fois sorti du monde, il reste long- temps dans la communauté, à aller et venir à plusieurs. Dès qu’il aura appris la façon de vivre en fraternité, le rang et le but de l’habit (monastique) et les différentes humiliations que celui-ci comporte, qu’il se décide alors à se tenir seul dans la cellule, afin de ne pas s’habituer à la vie à plusieurs, et que la simplicité des débuts ne se change en hypocrisie, en vivant parmi les frères relâchés qui se trouvent parmi nous. J’en ai vu beaucoup qui, au début de leur sortie du monde, lorsqu’ils arrivèrent à la maison des frères, étaient limpides et innocents, et qui, au bout d’un certain temps, à cause d’une vie commune excessive, sont devenus hypocrites et impudents, sans jamais retrouver leur innocence de jadis.
Pour Isaac aussi, il est possible d’atteindre la solitude après avoir appris à vivre avec les autres. Ce n’est certes pas un passage qui convient à tous, mais seulement à « celui dont c’est la mesure, et qui possède une forte aspiration vers Dieu ». Néanmoins, la solitude est vue comme un dépassement de la vie commune avec ses risques. Isaac souligne les limites de la vie entre frères et la vie commune quand elle devient excessive. Pour lui, « une vie commune qui ne concède pas d’espace à l’exigence de la solitude peut dégénérer, se vider de tout son sens ».
Mais, en tout cas, la vie solitaire n’est pas un rejet de la relation ; son objectif reste toujours la charité :
Seul, celui qui a intériorisé sa capacité de relation, c’est-à-dire qui est capable de rester en communion avec les autres, même s’ils ne sont pas présents physiquement, celui-là seul peut se retirer dans la solitude.
Vie commune et la vie érémitique
La comparaison entre la vie commune et la solitude dans ces textes de la tradition fait apparaître des nuances diverses : on va de la surestimation des relations fraternelles par rapport aux carences de la vie érémitique jusqu’à un dépassement de la vie commune considérée comme nécessaire, mais seulement en tant que préparation à la vie solitaire, la seule qui permette une profonde union avec Dieu. Tous les textes, de façon différente, soulignent l’importance des relations fraternelles, de la vie commune. Cependant, si on laisse de côté la position plus radicale de Basile, on peut dire que l’importance de la solitude y est également soulignée. La comparaison ne doit pas perdre sa force dialectique entre les deux dimensions (vivre seul et vivre avec les autres), nécessaires pour un équilibre de la personne, quel que soit son choix. Il n’est pas facile de maintenir cette tension et, dans ce domaine, on ne trouve jamais la juste mesure. C’est une dialectique constante qui semble plutôt nécessaire : rester en solitude, demeurer avec soi-même (« habitare secum ») pour donner de l’élan et renforcer la vie intérieure. Et puis, aller vers les autres, car c’est seulement dans les autres que nous rencontrons le visage même du Seigneur ; mais justement, pour reconnaître le visage du Seigneur dans les autres, pour aimer les autres en vérité, nous devons toujours revenir à la source du désert, à la solitude, là où est possible la re- naissance intérieure ; c’est ainsi que nous serons prêts à la rencontre avec les autres dans la vérité, dans l’authenticité11.
La dialectique entre rester seul et être avec les autres confère une qualité aux relations fraternelles, en permettant de dépasser un risque présent dans la vie communautaire : l’individualisme. Dans son ouvrage De la vie communautaire, Dietrich Bonhoeffer écrit :
Que celui qui ne sait pas être seul se garde de la vie communautaire […] Mais l’inverse est aussi vrai : que celui qui ne sait vivre en communauté se garde de la solitude […] Nous le voyons, ce n’est qu’en ayant notre place dans la communauté que nous pouvons être seuls, et pour pouvoir vivre en communauté, nous devons savoir être seuls. Les deux choses sont liées. Seule la communauté nous apprend la vraie solitude, et inversement, ce n’est que dans la solitude que nous acquérons vraiment le sens de la communauté. Mais nous ne devons pas croire qu’il s’agit là de deux expériences successives ; au contraire, il nous est donné de les faire simultanément dans leur coïncidence avec l’appel de Jésus-Christ. Prises séparément, elles sont pleines de pièges et de dangers. Vouloir vivre en communauté sans savoir s’isoler, c’est tomber dans le vide des mots et des sentiments ; et vouloir s’isoler sans la présence de la communauté, c’est tomber dans le gouffre de la vanité, du narcissisme et du désespoir.
1. Les lieux des relations fraternelles
Au premier chapitre de sa règle, Benoît définit la structure principale et les conditions essentielles pour que la forme communautaire de la vie monastique devienne vivable et authentique : « La première espèce de moines est celle des cénobites, c’est-à-dire vivant en monastères ; ils militent sous une règle et un abbé13. » Nous avons ici les quatre dimensions de la vie monastique que propose saint Benoît : vie commune possible parce que l’on vit ensemble dans un même lieu, sous une règle et un abbé. Je soulignerai les deux premières dimensions, qui sont plus étroitement en lien avec les relations fraternelles.
Vie commune
La première qui entre en ligne de compte est assurément celle qui qualifie cette forme de vie de façon globale : il s’agit justement de la vie en commun. Le terme « cénobite » renvoie à une réalité bien plus concrète et palpable qu’un autre terme que nous employons souvent : « communauté ». Celui-ci risque de rester trop vague, voire évanescent. Il renvoie à un idéal – la communion (koinonia) –, qui reste comme le fondement de toute l’expérience de la vie chrétienne, dans toute la variété de ses formes, mais qui peut rester un fondement très abstrait, impersonnel, sans retombée concrète. Ici, l’on parle de vie menée en commun, c’est-à-dire une vie où chacun côtoie l’autre quotidiennement, une vie où chaque chemin personnel croise jour après jour le chemin de l’autre, et devient une histoire commune, vers un même objectif, dans un choix de l’autre toujours renouvelé et toujours remotivé. La vie commune, ce n’est pas vivre l’un à côté de l’autre (dans une prison ou dans une caserne, on vit ensemble, et en quelque sorte, il y a des règles communes), mais c’est vivre l’un avec l’autre, l’un pour l’autre dans une gratuité (on ne s’est pas choisi, et c’est la différence, dans un sens, avec d’autres formes de vie commune comme un couple ou une famille), gratuité qui ne trouve sa force que dans un don qui nous précède. La Règle l’exprime bien dans ses derniers versets : « Ils ne préféreront absolument rien au Christ. Que celui-ci nous fasse parvenir tous ensemble à la vie éternelle. »
Stabilité
Et la force qui se trouve dans le terme « vie commune » et qui, en quelque sorte, caractérise une communauté monastique, est exprimée par un choix très concret qui conditionne non seulement les relations interpersonnelles, mais le chemin même d’une communauté monastique, sa situation dans l’Église et dans le monde. Il s’agit de la stabilité, sans laquelle, pour Benoît (RB 4, 78), une vie commune ne peut pas réellement prendre forme.
Pour qu’une vie commune soit possible, il faut avant tout qu’il y ait un espace de vie communément et ordinairement partagé et structuré pour favoriser une forme particulière de vie. Il s’agit justement du monastère, avec ses lieux particuliers concrets et symboliques, où une communauté de frères est continuellement appelée à vivre le parcours exigeant d’une vie en commun (par exemple le réfectoire ou les espaces de travail), à prendre conscience du don de la communion qui la précède (l’oratoire), à vivre un équilibre constructif entre communion et solitude (le chapitre ou la cellule), à rendre visible et possible la parabole de la koinonia et à recevoir le témoignage de communion d’autres frères et sœurs qui partagent avec eux ce don (l’hôtellerie). On pourrait dire que, symboliquement, le monastère donne chair à la vie commune. La communauté n’est pas simplement un point de référence idéal qui risque, par conséquent, d’être abstrait, vide de sens. Le fait de cohabiter dans un même lieu exige un chemin quotidien dans lequel chacun est appelé à accepter un fait fondamental : construire une véritable communauté de vie, un partage concret de tous les aspects de la vie. Et on peut vérifier que ce partage est authentique dans la capacité d’accepter les aspects plus concrets (quasi matériels) d’une cohabitation hétéroclite. Un partage seulement « spirituel » ne serait pas authentique s’il n’avait pas cette solidarité concrète. C’est un acte de foi qui doit être renouvelé et nourri quotidiennement par la prière : il est proposé au moine de chercher Dieu, que ce soit dans les détails les plus concrets de la vie, ou dans les grandes décisions communautaires et personnelles.
Parmi les divers espaces qui caractérisent l’architecture symbolique de la vie commune dans un monastère, trois sont particulière- ment significatifs par rapport aux relations fraternelles : le réfectoire, le chapitre, l’église. Chaque espace du monastère est un espace propice aux relations fraternelles : les lieux de travail, d’étude, de repos. Et, comme nous l’avons déjà souligné, même les lieux de silence et de solitude (par exemple la cellule) sont des lieux où s’approfondissent, avec des nuances et des langages particuliers, les relations entre frères. Mais les trois lieux indiqués apportent, aux relations fraternelles, des qualités fondamentales et contribuent à la formation, en devenant aussi des lieux où se vérifient la capacité ou au moins le désir de tisser de vraies relations. Regardons-les brièvement.
Le réfectoire
Le réfectoire est le lieu où l’on est éduqué au partage. Que ce soit au niveau humain ou spirituel, nous savons bien qu’à travers la nourriture (la manière de la préparer et la manière de la consommer) une culture se transmet, un style de vie, une façon d’être en relation avec les choses, avec les autres, et même avec Dieu. En ce sens, la nourriture est un langage de vie, une façon de communiquer la vie. Une des symboliques fondamentales de la nourriture, qui se retrouve dans de nombreuses cultures et religions, est celle d’une humanité en relation. Surtout quand elle est posée sur une table, ou quand elle est préparée, cuisinée. À travers elle on célèbre une fête, on tisse des relations, on exprime l’hospitalité et l’accueil, on consolide une amitié, on marque les étapes fondamentales de la vie, on peut même aller jusqu’à entrer en communion avec le divin (le repas est fondamental dans toutes les grandes religions). Il suffirait de s’arrêter sur la signification symbolique du repas dans l’Écriture, surtout dans l’expérience de Jésus, et sur le partage que ce repas transmet.
Si, d’autre part, nous pensons simplement à quelques façons de se situer vis-à-vis de la nourriture, à la manière ou au lieu où on la consomme, les conséquences sur les relations et le style de vie de bien des personnes deviennent alors évidentes. Qu’il suffise de penser à deux typologies qui caractérisent de nos jours le geste de
« manger » : le fast-food et le self-service. Le « repas rapide » met en relation la nourriture et la dimension du temps, un temps après lequel l’on court et dont la perte porte préjudice à l’efficacité, au travail, au gain. « Se servir seul » pourrait faire penser à une fonctionnalité en éliminant la médiation symbolique de celui qui me sert le repas. Mais les deux formes ont une influence sur la relation avec les autres : l’autre est comme éliminé dans mon rapport à la nourriture, qui se révèle alors comme un fait purement individuel. Ceux qui par- tagent le repas dans une communauté monastique sont parfois frap- pés par certaines manières de procéder pour consommer la nourri- ture, normales, quotidiennes, mais hélas disparues de la vie de tant d’hommes et de femmes. C’est étonnant de voir des frères partager un repas ensemble, en silence, certes, mais l’un à côté de l’autre. Ce qui frappe aussi, c’est la présence d’un ou de plusieurs frères qui servent à table. On ne prend pas la nourriture, on la reçoit de la main de l’autre. Et le repas n’est pas d’une durée libre pour chacun, le repas a son heure dans l’horaire quotidien, et se passe dans le calme. Cela surprend, mais est-ce que ce n’était pas la façon normale de prendre les repas en famille ?
L’enseignement de ce lieu significatif du monastère qu’est le réfectoire – lieu caractéristique du passage à la forme cénobitique dans le développement de la vie monastique –, du style selon lequel on vit le repas, et du secret de la nourriture posée sur la table et partagée, est la communion avec le Seigneur et avec les frères. Et le mo- ment du repas devient également une vérification de sa propre capa- cité d’être en relation avec les frères, parce que, d’après la façon de prendre la nourriture, de la donner aux frères, de communiquer par les gestes et les paroles, etc., on voit la qualité des relations : si elles sont ouvertes au partage et au service, ou si elles sont fermées en une sorte de voracité, de prétexte à la possession, à la gloutonnerie.
Le chapitre
Le chapitre est le lieu de la communication, lieu où l’on est formé à l’usage de la parole, dans un équilibre entre écoute et dialogue. Si nous considérons notre expérience quotidienne, nous devons reconnaître que nous communiquons toujours, même si ce n’est pas nécessairement à travers la parole. Tout notre corps communique et se trouve continuellement en activité dans ce domaine (y compris pen- dant le sommeil). On devrait donc dire que chaque temps et chaque lieu sont ouverts à la communication. Mais nous savons aussi que certains lieux et certains temps demandent une autre forme de communication.
C’est aussi dans cette perspective, me semble-t-il, que se situe Benoît, quand il pose quelques limites disciplinaires dans ce domaine justement en les motivant à partir des temps et des lieux. Néanmoins, dans toute la Règle, il n’y a qu’un chapitre qui ait pour thème central la communication. Il s’agit du chapitre 3 : « De la convocation des frères en conseil (De adhibendis ad consilium fratribus). » L’espace de la communication, dans ce chapitre, est surtout la communauté, et l’objectif de la communication est la vie de la communauté :
« Chaque fois qu’il sera question au monastère de quelque chose d’important, l’abbé convoquera toute la communauté. »
Je crois que l’expression « toute la communauté » offre un premier critère, qui doit orienter le domaine de la communication ; il y va de la responsabilité de chacun dans un dialogue qui construise la vie de la communauté et se révèle comme lieu d’écoute et de recherche de la volonté de Dieu. Le dialogue communautaire n’est pas l’affaire d’un seul, mais un engagement de tous. Et tous ne doivent pas seulement se sentir impliqués dans ce dialogue, mais ils doivent croire qu’à travers leur propre engagement personnel dans le dialogue, ce que Dieu veut de la communauté peut se révéler. Benoît insiste sur ce point : « Toute la communauté […] que tous soient appelés au conseil, c’est que souvent le Seigneur révèle à un jeune ce qui vaut le mieux16. » Dans le lieu du conseil, on est convié à un exercice d’écoute humble et ouvert, sans exclusion, et par là, on est formé à des relations mûres, capables de responsabilité, d’obéissance, de dialogue, modelées par cette attitude essentielle à chaque relation authentique pour Benoît : l’humilité.
L’église
L’église est le lieu de la communion et de la réconciliation : c’est dans la prière commune et dans la célébration de l’Eucharistie que se tressent les relations fraternelles et la relation à Dieu, et cette dernière apprend aux relations entre frères à se conformer à la logique du Christ. Il y a un lien étroit, même dans la structure du monastère et dans la typologie architecturale, entre l’église et le réfectoire. Ce sont deux lieux où la communauté se réunit chaque jour et où elle manifeste quotidiennement son visage. Mais le lien est surtout conféré par ce qui se passe dans ces deux espaces : les deux tables. Elles doivent être en relation étroite : de la table fraternelle, on passe à la table eucharistique, et vice-versa, et l’une devient le lieu de vérité de l’autre, le lieu où se vérifient les relations avec Dieu et avec les frères.
C’est, en particulier, au moment de la liturgie communautaire que l’on voit le niveau de la vie de la communauté et des relations entre les frères : tensions, peines, difficultés de relations se reflètent inévitablement dans la prière commune et la conditionnent. D’autre part, prier ensemble comporte une continuelle sortie de soi-même : formation à l’écoute, à l’attention à l’autre, à une haute qualité de communication, à la patience. Au chapitre 19 de sa règle, Benoît souligne une attitude de vérité nécessaire pour donner de la qualité à la prière communautaire :
Considérons donc comment il nous faut être en présence de la divinité et de ses anges et quand nous nous tenons debout pour psalmodier, faisons en sorte que notre esprit concorde avec notre voix.
Cette syntonie entre la voix/corps et le cœur peut être étendue à tout le corps de la communauté : chaque frère doit mettre en accord sa voix, son sentiment, sa prière avec celle de ses frères, afin que la prière soit vraiment communautaire. C’est ce que décrit Luciano Manicardi :
La célébration quotidienne de la liturgie est un lieu d’ouverture du corps communautaire dans son ensemble à la communication avec Dieu, elle est épiphanie de la qualité des relations intracommunautaires et interpersonnelles, elle est manifestation du caractère théologal de la vie commune. Une communauté raconte son propre visage, communique sa propre identité aux hommes (aux hôtes, aux visiteurs…), avant tout dans la qualité de sa prière commune